La folle complainte

(François Lille)

(parue dans le n°2 de la revue Pontianak, en Mars 2003)

On connaît la chanson

Prestige, naufrage, marées noires encore. Sous le choc, responsables politiques, économiques, et experts médiatiquement patentés ont encore entonné en chœur la chanson du « plus jamais ça ». De l’Érika au Prestige le refrain n’a pas changé. Pavillons maudits, armateurs-voyous, équipages douteux, bateaux-poubelles enfin, cela ne peut plus durer donc il faut que cela cesse, on va prendre des mesures, faites nous confiance.

Le couplet Prestige, après le couplet Érika, qu’apporte-t-il de nouveau pour répondre à ce refrain ? Qu’enfin la Communauté européenne va mettre en œuvre les mesures qu’elle peaufine depuis l’Érika contre vents et marées. Il y en a deux « paquets », pour emprunter le langage officiel, nommés judicieusement Érika 1 et Érika 2. Peut-être le prochain couplet sera-t-il celui des paquets Prestige 3 et 4, mais n’anticipons pas les galettes du futur.

Les paquets Érika

Des paquets de quoi ? De mesures législatives européennes, préparées par la Commissaire aux transports, soumises à l’avis consultatif de l’Assemblée européenne, adoptées en dernier ressort par le Conseil de l’Europe, où chaque État dispose d’une voix qui lui permet en fait de bloquer le tout.

Le premier, déjà adopté, se résume en trois points : renforcement du contrôle technique des navires, contrôle des « sociétés de classification » qui contrôlent l’état des navires, enfin remplacement progressif des pétroliers à simple coque par des navires à double coque.

Le second est encore en gestation, attendons donc les actes. Trois points principaux encore, pour cadencer la bonne chanson : suivi et contrôle des navires, création d’un fond européen complémentaire d’indemnisation, et institution d’une Agence européenne de sécurité maritime. La question des ports de refuge reste dans la brume.

Ne boudons pas ces efforts méritoires. Mais on est obligé de dire que c’est beaucoup de bruit pour peu de résultat. C’est la douce berceuse des paquets d’illusions.

La destructuration de la marine marchande mondiale est sociale, juridique, morale en un mot, avant d’être technique. C’est la grande dérive des mondes hors la loi, paradis fiscaux et pavillons de complaisance, dont l’état des navires n’est qu’une des résultantes inéluctables. Prétendre y remédier par des contrôles techniques équivaut à poser un emplâtre sur une jambe de bois. Quand aux navires à double coque, les vrais professionnels s’échinent à crier dans le désert qu’ils risquent d’être encore plus dangereux que les autres si leur entretien n’est pas sérieusement effectué.

Le paquet manquant

Pour mieux faire comprendre la légèreté de ces mesures, nous rajouterons un couplet à la chanson, celui du « paquet manquant ». Trois points encore, mais plus lourds…

Le premier, que nous appellerons le « point oublié », avait pourtant été clairement formulé dans le premier projet de la Commission (Mars 2000). Il s’appelait « responsabiliser les acteurs du transport maritime ». Il semblait ouvrir la voie à la responsabilité civile solidaire des acteurs du transport, à commencer par les armateurs et affréteurs, et à leur responsabilité pénale en cas de négligence grave. Ce point a silencieusement disparu sans être discuté publiquement nulle part.

Le second, le « point refusé », n’a été formulé que de l’extérieur, dans certains milieux syndicaux et associatifs. C’est l’exigence de mesures effectives de lutte contre le phénomène délétère et généralisé de la complaisance maritime. De ceci, qui émaillait les premiers discours officiels, il semble n’avoir jamais été question dans les projets européens. Quand aux conditions de travail et de vie des marins du monde, ni discours ni projets n’en ont fait état.

Le troisième servira de point d’orgue : La grande et noire marée qui menace est celle de la dégradation conjointe de l’écologie planétaire et des droits humains, dont le désordre maritime n’est qu’une des premières vagues. Mais réprimer est illusoire si on ne sait quoi reconstruire à la place. La conclusion d’un communiqué récent de l’association BPEM [1] résume cette idée-force :

« Et si l’on formulait l’exigence de faire du transport maritime international un bien public mondial, auquel les peuples du monde ont droit, avec un accès libre et équitable, dans un service de qualité ? Il en résulterait que les principes des droits humains et écologiques universels en seraient la première loi, et le respect des droits de ses travailleurs le corollaire obligé. Tout ceci et l’utilisation des mers et océans du monde, bien commun s’il en est, confèrerait une véritable obligation de service public mondial aux entreprises qui y travaillent. »

Les principales bases de ce renouveau existent en droit international, droit maritime et droit du travail. Les bases institutionnelles existent aussi, mais les lobbies de la complaisance y règnent en maîtres, et tout tourne à l’envers. A nous de jouer.

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La problématique des biens publics mondiaux est développée dans un livre de François Lille et François-Xavier Verschave: « On peut changer le monde – à la recherche des biens publics mondiaux » , la Découverte (sur le vif), Janvier 2003, 128 pages, 7,5 €)

François Lille a écrit aussi « Pourquoi l’Érika a coulé – les Paradis de complaisance », l’Esprit frappeur, Juin 2000, 102 pages, 1,52 €.



[1] Biens publics à l’échelle mondiale – www.bpem.org